Le grand match

Billet rédigé par Marie Fradette, spécialiste en littérature jeunesse

Dans une cité imaginaire, quoique fort reconnaissable, dirigée par un chef totalitaire, deux équipes de rugby se livrent une bataille qui va au-delà du jeu. Les Aigles Frères, équipe officielle du pouvoir en place, affrontent l’ancienne Équipe Nationale composée de jeunes « ni roma, ni juif, ni noir, ni musulman, ni homosexuel, ni opposant repéré ». Cette équipe docile en apparence cache une résistance qui sera dévoilée. Sans peur et sans reproche, l’équipe décide inopinément de scander un « Vive le sport » criant au lieu du slogan « Notre terre, notre sang », imposé par le gouvernement. Puis, alors que l’Équipe Nationale s’apprête à gagner, le chef entre dans la loge et leur demande de perdre la partie sous peine de se faire exécuter. Les joueurs font fi de cette menace et remportent la joute. En furie, le Guide recommande une seconde partie qu’ils doivent absolument perdre, sinon l’exécution sera immédiate. Le second match, enlevant, est à nouveau remporté par l’Équipe Nationale, ce qui soulève le peuple, hystérique, heureux, mais rapidement éteint par les soldats qui tirent dans tous les sens.

Alors que le sport est depuis toujours un moyen de s’épanouir, « une réjouissance collective » comme le dit l’auteur, certains régimes, au cours de l’Histoire, en ont fait des enjeux politiques, minant l’esprit sportif, mais invitant certains réfractaires à désobéir aux gouvernements. Par le biais du sport, et grâce à la narration tenue par un des joueurs qui raconte ce moment vécu, ce jour où il a eu la chance, lui, de quitter le stade devenu bain de sang, cet album invite les plus grands à découvrir la puissance des régimes dictatoriaux, mais aussi et surtout des individus plus grands que nature qui ont su résister.

Mon avis

Fred Bernard a l’art de nous plonger dans des univers qui bousculent, font réfléchir, nous amènent plus loin et nous font grandir. On peut penser à Jésus Betz ou alors à Rose et l’automate de l’opéra, des albums dans lesquels l’auteur fait un éloge de la différence. Dans Le grand match, la tension entre le gouvernement et l’Équipe Nationale est palpable. Grâce à une narration franche, directe, qui capte l’essentiel des évènements, mais aussi l’essence des émotions ressenties, le lecteur est happé par le vécu de ces sportifs. C’est toute l’oppression d’un peuple qui est renversée par ces joueurs. Les illustrations froides de Jean-François Martin, le trait carré, les couleurs sombres, l’absence de visage définis et la variation des points de vue créent cette atmosphère lourde, essentielle au propos. Sans que le mouvement nazi ne soit nommé dans le texte, les illustrations laissent tout de même deviner que nous sommes plongés au coeur de cette époque dominée par un tyran. Un document intitulé « Résister dans et par le sport » se trouve en fin d’album où sont présentés 11 exemples tirés de l’Histoire dans lesquels des hommes et des femmes ont désobéi aux règles pour imposer leur vision du monde. Par exemple, en 2000 pendant les jeux Olympiques d’été de Sydney, Cathy Freeman (athlète d’origine aborigène) fait un tour du stade avec deux drapeaux, contrairement aux règles du Comité Olympique, celui des Aborigènes et le drapeau australien, un geste vu comme une tentative de réconciliation entre les deux peuples. Fred Bernard invite d’ailleurs les lecteurs à compléter cette liste, une activité assurément intéressante à faire.