L'enfant silence

Billet rédigé par Marie Fradette, spécialiste de la littérature jeunesse

« Elle vit dans la maison des loups. Quand les écoliers rentrent chez eux en riant, elle prend le chemin de la nuit. On pourrait croire qu’elle rejoint la maison comme les autres, mais son pas est lourd, beaucoup trop lourd… » Et son silence l’est tout autant. Mais si elle révélait ce qui se joue dans sa maison, son quotidien, son intimité, si elle parlait des « jours rouges », ceux qui « l’avalent tout entier », ils la séparaient d’eux. Elle le sait et ne veut pas parce qu’il y a aussi dans cet univers sombre « les jours bleus, quand les loups ronronnent et qu’il est si doux de se serrer contre eux. » Alors elle se tait. Mais les jours rouges reviennent. « Si seulement elle pouvait… juste effacer les gueules grandes ouvertes, les dents et la bave mélangées, ses cris muets et la chaleur humide de ces grands corps trop lourds à porter. »

Dans cet album, Cécile Roumiguière exprime le drame vécu par les enfants agressés, maltraités. S’il a d’abord été pensé pour les plus petits, l’album trouvera aussi – et peut-être davantage – écho auprès des grands en raison des métaphores saisissantes qui demandent une expérience certaine en matière de lecture.

Mon avis

Il y a de ces albums qui ne se démodent pas, qui ont ce qu’il faut pour traverser le temps. Des thèmes universels et intemporels, une écriture juste, naturelle, poétique, une absence de morale facile et, dans le cas des albums, des illustrations qui se font narration, qui transportent le lecteur, complètent les mots de l’auteur. L’enfant silence, paru en 2008, en est.

En plus de la métaphore du loup employée par Roumiguière, archétype par excellence du danger, les illustrations du grand Benjamin Lacombe permettent d’exprimer avec une rare sensibilité le thème de l’enfance violée, bafouée, perdue. Il faut voir par exemple le gros plan sur le regard bleu, profond et infiniment triste de la fillette au moment où l’auteure exprime l’horreur vécu, ce moment où « ils hurlent l’un après l’autre d’abord, puis l’un sur l’autre, et enfin les deux ensembles sur elle toute seule. » Ce visage coupé sous le nez, la bouche absente pour signifier le silence et ce regard nous happent et nous parlent.

La présence d’oiseaux en cage, d’une poupée muselée, la variation des plans et des angles évoquent avec finesse – et une douceur étonnante – le drame qui se joue dans la vie de cette enfant. Le duo parvient ainsi à dire sans nommer explicitement, à exprimer sans moraliser. Ils racontent l’histoire d’une enfant comme tant - et trop d’autres sans doute - avec poésie et espérance. Grâce au ton tendre, à la plume imagée, on sort de cette lecture ému, chamboulé, mais jamais horrifié. Et c’est tant mieux, car les deux créateurs ont l’art d’exprimer une réalité difficile sans tomber dans le didactisme et les réponses toutes faites. À lire, relire et (re)découvrir.