Billet rédigé par Jean-François Tremblay, enseignant
Les Vonnadoriens doivent agir! À l'autre « bout » de l'Univers, sur la planète Terre, un individu d'une espèce à l'intelligence médiocre, l'humain, vient de démontrer l'hypothèse mathématique de Riemann. La résolution de cette véritable énigme sur la répartition des nombres premiers permettra un jour à cette espèce violente et imparfaite de maitriser des technologies qui placeront tout l'Univers en grave danger. Devant cette certitude, un extraterrestre anonyme est envoyé dans le corps du professeur de Cambridge Andrew Martin. Sa mission est de se faire passer pour celui-ci et d'éliminer toute personne étant au courant de sa découverte : son collègue, sa femme Isobel, son fils adolescent Gulliver, et, en cas de doute, toute autre personne.
« Ne tombez jamais dans le piège de l'humanité. Lorsque vous regardez un individu, n'oubliez jamais qu'il est lié aux crimes de l'ensemble. Chaque sourire humain dissimule les horreurs dont ils sont tous capables. […] Restez pur. Conservez votre logique. Ne laissez jamais personne interférer avec la certitude mathématique de ce qui doit être accompli. »
Pour un être immortel, parfait, à l'intelligence et aux connaissances supérieures, incapable de souffrir et doté de pouvoirs incroyables, cette mission a tout d'un boulot de routine. Or, il y a quelque chose d'insaisissable chez ces humains. Les émotions, l'amour, la beauté? Et que dire de la poésie d'Emily Dickinson! En apprenant l'existence du mathématicien russe Grigori Perelman, qui a décliné des prix internationaux et une bourse d'un million de dollars, qui préfère s'occuper de sa vieille mère malade, l'étranger doute sérieusement. Se pourrait-il que son espèce se trompe sur leur compte? Et finalement, en apprenant à découvrir sa soi-disant famille et ses souffrances, le faux professeur Martin commencera indéniablement à changer.
Humains est un roman écrit en 2013 qui propose une quête existentielle à la fois dramatique et humoristique. Bien qu'elle tourne autour d'un extraterrestre devenu un homme adulte, les relations qu'il entretient avec sa femme et avec son fils constituent une importante part de la narration. le livre aborde également des thèmes aussi variés que l'amour, la sexualité, le système social occidental, le suicide, la souffrance. Costaud, assez complexe et parfois porté fortement sur le désespoir, il convient à un lectorat avancé et mature de 15 ans et plus.
Quel livre agréablement étrange! Se pourrait-il que l'auteur soit lui aussi extraterrestre, à l'instar de son narrateur? En fait, une note de l'écrivain, en fin de livre, explique que l'idée lui est venue en 2000, alors qu'il vivait de graves crises d'angoisse et que le sens de la vie était pour lui à peu près synonyme de vide. Comment parler de beauté, alors qu'il y a tant de souffrance et violence? Que vaut cette imperfection de la vie alors que, dans le monde du visiteur, tout est parfait? Sa quête de sens se bute incessamment à une logique déficiente. L'auteur affirme avoir écrit comme s'il dessinait une carte pour ceux qui sont, comme lui l'était, perdus. Bien que le personnage serve en finale 97 conseils sur la vie à son « fils », Gulliver (je viens de réaliser que c'est le plus grand nombre premier inférieur à 100!), Matt Haig est moins moralisateur que psychologue ou philosophe. Au final, si le lecteur trouve un quelconque éclairage sur l'existence en lisant Humains, celui-ci n'est pas dû à une logique ou à des valeurs préconstruites, mais bien à l'amour et à la beauté de la vie, si imparfaite est-elle. Ce qui est génial, surtout, c'est la finesse et la force avec lesquelles il réussit à nous démontrer ces heureuses – mais à la fois tragiques, ou comiques! – conclusions. (La finale me rappelle d'ailleurs directement celle d'un roman marquant de ma vie, Anna Karénine, de Tolstoï.) Ce n'est pas mon cas, mais si, comme Gulliver, j'avais des pensées suicidaires, je crois que ce livre agirait comme un baume antibiotique sur mes noires idées. Pour moi, il a plutôt agi comme un aimant vers l'essentiel.
Un aimant pourrait aussi décrire le roman sous d'autres angles. Il est impossible de s'en détacher, et ce, après seulement quelques lignes! L'apparition du Vonnadorien dans un corps humain nu sur Terre, la fuite de la police, l'incompréhension de l'espèce humaine, la découverte de certains besoins élémentaires à la station d'essence (grossier!)… toutes des scènes nous accrochant littéralement à l'histoire! (Non, on ne salue pas son prochain en lui crachant au visage! Celui qui a fait ça était en fait très insulté.) Et franchement, ce début est hilarant! J'ai ri comme je ris rarement devant des phrases écrites. Les yeux de cet extraterrestre, pour qui tout est nouveau, permettent au lecteur de remettre en question tout ce qui l'entoure : des choses les plus banales jusqu'au système capitaliste. Cet être cinglant ne passe pas par quatre chemins et, au départ, aborde tout avec objectivité, science et logique implacable – il dirait qu'il aborde tout avec, simplement, mathématique. (« De jour? En effet, il me semble bien que nous soyons orientés vers le Soleil. »).
Je me demandais alors si le roman resterait tout aussi spectaculaire jusqu'à la fin. Je me suis finalement rendu compte que, pour ce faire, il devrait changer : ce qui arrive tranquillement! Les personnages, richement développés et complexes, évoluent dans plusieurs difficultés, souvent sans repères stables, et doivent avancer comme ils ne l'auraient jamais envisagé quelques instants plus tôt seulement. L'extraterrestre, en s'émerveillant progressivement de la fragilité de l'humanité, doit déconstruire un lot de ses préjugés. La femme se remet à aimer « son mari ». Le fils finit par tendre une main à « l'homme » qu'il a toujours détesté… Dans l'univers, comme on nous le rappelle, tout est toujours en mouvement, de toute façon. Mais il y a une chose qui fera exception pour ce roman : sa dose de bizarrerie!
« [Les humains] sont capables de parcourir cinquante kilomètres par jour en voiture et d'être contents d'eux-mêmes parce qu'ils ont recyclé deux pots de confiture en verre. »
Humains touche à l'universel en traitant des thèmes sur lesquels plusieurs ont déjà réfléchi, mais avec un angle d'une grande force et originalité. C'est le genre de lecture qui reste longtemps en soi et qu'on relit avec beaucoup de plaisir et de curiosité plusieurs années plus tard, pour voir où l'on en est, dans cette quête existentielle infinie.
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