Entrevue avec Aline Apostolska

 
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3 avril 2012

Un été d’amour et de cendres est apparu sur mon bureau un peu par hasard et sa couverture m'a tout de suite accrochée. « Je pense que tu vas aimer ça », m’a dit mon bibliothécaire quand je lui en ai parlé. Je l’ai donc commencé sans attendre et… ouf! Quelle lecture! Une magnifique histoire, mais un contexte dur, méconnu et pourtant toujours d’actualité. J’ai donc eu envie de parler de ce roman avec son auteure, la journaliste Aline Apostolska. Voici notre entretien! 

Vous publiez des romans pour les adultes et d’autres pour les adolescents. Est-ce que votre écriture change selon le public? Qu’adaptez-vous?

A priori je n’ai jamais pensé écrire pour les jeunes. Depuis que j’ai commencé à publier en 1997, à Paris, j’ai toujours écrit des livres destinés aux adultes. À chaque fois que j’ai écrit pour les jeunes, cinq livres jusqu’à présent, ça a été lié à mes propres enfants, soit à partir de leurs idées et des scénarios qu’ils ont élaborés, soit pour traiter de sujets qui les concernaient. J’ai écrit La Treizième Lune, un album illustré sur les lutins avec mon aîné Raphaël qui avait 8 ans, en 1996 en France, puis deux romans dans la série les Contes de la Ruelle, en 2006 et 2008, pour les 7 à 10 ans, avec mon fils Louis qui avait 9 ans et avait inventé ces histoires autour des personnages de notre ruelle à Montréal. Les deux romans pour adolescents, Maître du Jeu en 2004 et maintenant Un été d’amour et de cendres qui vient de paraître, qui sont pour moi des romans pour les 14 ans et plus, donc y compris pour les adultes, traitent toujours de sujets sensibles liés à des valeurs et des réflexions qui sont au cœur de l’adolescence. Comment choisir sa vie, comment créer une vie à son image, réfléchir à son environnement et à l’état du monde, apprendre, découvrir des cultures et des réalités autres, être d’accord ou pas d’accord avec ce qui est proposé mondialement, découvrir l’amour et les relations avec les autres…

Ce sont des valeurs universelles mais plus spécifiquement essentielles, selon moi, pendant l’adolescence et je souhaite offrir aux ados des livres pour qu’ils puissent se projeter dedans et répondre eux-mêmes aux questions posées. Mes romans pour ados sont plus didactiques que mes romans pour adultes car je tiens vraiment à leur apprendre des choses nouvelles, et je dois expliquer et enseigner plus que dans les romans pour adultes. Mais jamais je ne baisse le niveau de mon écriture, elle ne change pas, c’est mon écriture. Sauf dans mes livres pour les 7 à 10 ans où j’ai fait des phrases courtes et des livres bien sûr plus courts.

Comment choisissez-vous pour quel public vous allez traiter d’un sujet en particulier? Qu’est-ce qui fait que vous avez eu envie de parler de la réalité des Tibétains aux adolescents?

Ce n’est pas le sujet qui en décide. C’est la manière dont je veux aborder un sujet, l’objectif de transmission voire d’éducation que je poursuis avec les ados. Les protagonistes de mes romans pour ados sont des ados, les problèmes, les émotions, les questions et les situations qui se posent sont les leurs et les concernent. Dans Un été d’amour et de cendres, c’est un reportage en fait, j’ai vécu parmi les enfants, petits et ados, orphelins de la communauté tibétaine de Dharamsala en Inde en été 1997 et tous les lieux et les faits que je relate sont vrais. Les évènements sont tragiques mais ils ont eu lieu exactement comme je le raconte et ça concerne les adolescents car c’est arrivé à des adolescents. J’ai voulu avec ce roman présenter cette réalité de jeunes qui n’ont aucun avenir, et aucun choix d’avenir, comme c’est le cas des jeunes Tibétains exilés, et à travers ça amener les ados d’ici à se poser des questions sur eux-mêmes : qu’est-ce qu’ils font de la liberté qu’ils ont en Occident, au Québec en l’occurrence, de choisir leur avenir ? C’est une question qui concerne directement les ados.

Suite à ce voyage, avez-vous eu rapidement l’idée d’en faire un roman?

Ce voyage a eu lieu durant l’été 1997, nous vivions encore en France puisque nous nous sommes installés ici en 1998. Raphaël avait 9 ans et il a été invité à vivre au Tibetan Children Village de Dharamsala, le village des jeunes tibétains orphelins, et à aller à l’école avec eux. Moi et son père nous avions d’autres activités, mais ça nous a donné accès à l’envers du décor et à la vraie vie quotidienne des exilés tibétains en Inde. Nous avons tous vécu cette réalité de l’intérieur et avons remis plusieurs idées reçues en question. C’est un très grand choc de cultures que nous avons vécu, en plus d’avoir découvert des vérités pas faciles à vivre pour eux, et vraiment étonnantes pour nous. Les religions et les croyances notamment sont très présentes et déstabilisantes. J’ai mis 12 ans à repenser à tout ça, j’ai ressorti mes carnets de voyage, les centaines de photos que j’ai de ces lieux et j’ai décidé d’inventer une héroïne québécoise, Emma, qui vit une histoire d’amour avec Tenzin, un des orphelins du TCV. C’est une très belle histoire d’un premier amour, même si la fin est tragique. C’est un stratagème romanesque que j’ai choisi pour raconter ce que nous avions vécu en 1997 sur place.

Tenzin a donc vraiment existé?

Tenzin est un garçon de 18 ans qui vivait au TCV lorsque nous nous y trouvions en 1997. Je l’ai rencontré et interviewé. C’est son histoire, et en même temps, il est un exemple de la réalité de tous les jeunes tibétains orphelins exilés. C’était important pour moi de lui rendre hommage, de le faire exister et de faire connaître son histoire qui est celle de toute sa communauté. Les trois quarts au moins des jeunes du monde vivent dans des conditions difficiles, voire désespérées, on le sait, mais là, c’est une histoire qui en témoigne.

Est-ce plus facile d’écrire à partir de ce que l’on connait?

Oui sans doute. Et je suis journaliste avant tout, depuis 30 ans, à Paris puis à Montréal. J’ai l’habitude de témoigner et de transmettre le vécu. De plus, je suis historienne de formation et j’ai beaucoup voyagé dans ma vie, toute cette matière s’organise dans mon imaginaire pour mêler dans les romans la fiction au réel. De toute façon on n’écrit qu’à partir de soi, avec son histoire, sa personnalité, sa vision du monde. La littérature transforme le réel en fiction universelle et atemporelle. Je ne suis pas du tout sensible au fait que ce soit mon histoire, ma petite personne. Ça n’a aucune importance. Dans 50 ans je serai morte, alors ce sera l’histoire d’un être humain pour d’autres êtres humains. C’est un témoignage d’humanité. Pour moi, la littérature, par-delà l’espace et le temps, transmet l’immuable de l’humain.
 
Le voyage que vous avez fait date de plus de dix ans. Est-ce que cette histoire a demandé à être mûrie avant d’être mise par écrit?

Apparemment oui, mais ce n’est pas conscient. J’avais publié une vingtaine de livres à Paris avant de venir vivre à Montréal, et j’en ai publié 10 à Montréal depuis 2000. Un jour, en 2008 j’ai repensé à ce voyage et l’envie de le raconter, et de choisir de le faire pour les ados, s’est imposée. C’est mystérieux comment un livre naît du précédent et comment ils se suivent… La logique m’échappe mais c’est ainsi.

Croyez-vous qu’il faut une certaine maturité pour aborder la réalité présentée dans votre roman?

Peut-être… Pour moi ce n’est pas une lecture compliquée ou difficile. L’adolescence est un passage sensible, violent et complexe et les adolescents vivent des situations souvent interrogeantes, à tous les niveaux. Je pense que c’est leur manquer de respect que de les prendre pour des petites choses incapables de comprendre, de lire, de se poser des questions. Il faut que la littérature leur parle d’eux, du monde dans lequel ils vivent, ils sont capables de réfléchir et de juger par eux-mêmes.

Vous dites avoir créé les personnages de Emma et Helle pour des raisons romanesques. Que permettent ces personnages?

Il faut bien que le lecteur d’ici, les filles surtout, s’identifie à un personnage, et c’est forcément Emma qui est une jeune Québécoise de 15 ans au moment de son histoire à Dharamsala. Elle est comme toutes les filles d’ici avec les mêmes idées, les mêmes vêtements, les préoccupations, les habitudes que les jeunes d’aujourd’hui, et c’est à travers son regard que les lectrices et lecteurs d’ici vont pouvoir faire ce voyage en Inde et toutes les découvertes, les chocs aussi, les émotions, les interrogations, les révoltes, les questionnements, que fait Emma.

Et Helle,  c’est son amie occidentale, danoise. Elle est comme elle, une étrangère parmi les Tibétains, elles sont complices et en plus, comme Helle parle le tibétain, elle est le lien entre Emma et Tenzin, elle leur sert d’interprète. C’est aussi une histoire d’amitié dans un contexte où elles ont toutes deux besoin d’avoir un soutien, quelqu’un de familier qui partage les mêmes valeurs et la même compréhension du monde. Et une langue commune. Dans le roman, Helle vit elle aussi une histoire d’amour avec Dagbo l’ami de Tenzin, c’est donc deux histoires d’amour parallèles et ça rend ces deux filles encore plus complices car ce sont deux copines qui vivent leur première histoire d’amour. J’ai créé ces personnages car sans elles en fait, le roman n’existerait pas, ce ne serait qu’un reportage parmi les Tibétains.

Pourquoi avoir choisi d’ajouter une histoire d’amour aussi poignante au roman?

Non, elle n’est pas « ajoutée ». Ce roman est une histoire d’amour entre deux adolescents. Leur premier amour respectif. Tout le monde peut s’identifier à ce sujet. Comme le dit la première phrase du roman « On n’oublie jamais son premier amour»… C’est une histoire poignante parce que très forte, très romantique et en même temps secrète, interdite qui ne peut se vivre au grand jour dans le contexte tibétain, et en plus une histoire impossible. Une histoire d’amour particulière donc, parce que ce sont deux ados étrangers qui ne parlent pas la même langue, viennent de cultures différentes et n’ont ni les mêmes valeurs ni les mêmes croyances, et surtout pas le même avenir. Alors il leur reste l’essentiel en commun : leur humanité, le langage de l’amour, du désir et des sentiments. C’est ça l’essentiel, selon, éternel et universel, qui constitue le patrimoine de l’humanité. C’est ce que je voulais transmettre dans ce roman dense et profond, certes, mais simple aussi, simplement raconté je crois, et qui est aussi un grand voyage qui emmène le lecteur jusque dans l’Himalaya… ce n’est pas la porte à côté ! C’est une grande aventure je crois, dans tous les sens du terme.

Je suis intriguée par le choix d’avoir commencé le roman avec une Emma qui a mûri depuis son aventure et qui revient sur ce qu’elle a vécu avant que le lecteur puisse lire son histoire. Pourquoi avez-vous pris cette décision? 

Il était inimaginable qu’Emma, à 15 ans, vive des choses aussi fortes et dures et en même temps les analyse. Ça n’aurait pas été crédible. On analyse toujours ce qu’on a vécu a posteriori, forcément. Dans le roman, elle a 19 ans et s’apprête à aller à son bal de finissants avec son amoureux québécois. C’est ça qui déclenche le souvenir de Tenzin et de tout ce qu’elle a vécu quatre ans avant lors de ce séjour à Dharamsala avec ses parents.

Avez-vous fait lire le roman à votre fils qui a aussi vécu l’expérience du voyage, et lui d’un point de vue d’enfant? 

Mon fils Raphaël a maintenant presque 24 ans, il finit sa maîtrise, il vit en couple, ce n’est plus un enfant. Mais il l’a beaucoup aimé et l’a trouvé très fidèle à ses souvenirs même si lui, qui avait 9 ans à l’époque, n’avait pas rencontré les adolescents dont je parle. Il a vécu de grands chocs lors de ce voyage et il en a souvent parlé après. Ç’a sans doute marqué son évolution mais de quelle façon, je ne sais pas, il faudrait lui demander à lui…

Est-ce que vous croyez qu’un roman peut faire changer les choses?

Changer le sort du peuple tibétain exilé ? Certainement pas. Les Tibétains eux-mêmes ne revendiquent plus la libération du Tibet, le dalaï-lama ne la réclame plus non plus depuis 1995. Il réclame que le Tibet soit une région autonome de la Chine, pour l’instant sans succès. Et au printemps dernier il a renoncé à être le chef politique de son peuple pour se consacrer à sa vie de moine. Un roman n’est pas fait pour changer les choses. Il peut juste éventuellement changer la perception d’un lecteur. Comme écrivaine, je peux juste témoigner en racontant une histoire qui permette au lecteur d’éventuellement vivre cette réalité de l’intérieur. Et au passage, et c’est aussi un peu le but du livre, rendre hommage aux Tibétains, leur dignité et leur courage dans ce contexte. D’autres font des choses plus concrètes, des reportages, des films, des actions humanitaires, et c’est important de le faire. Ce n’est pas parce que nous vivons en Occident dans des conditions privilégiées qu’il faut ignorer la réalité des autres peuples. Un roman est fait pour pointer des questions, pas y répondre. Chacun fait son analyse. Je voulais dans ce roman montrer les différences mais aussi ce qui reste commun aux humains : l’amour, la compassion, les sentiments parmi les impossibilités, les valeurs, les langues et les contextes incompatibles.

Quant aux Tibétains, hélas, les arcanes politiques de cette situation, comme de beaucoup d’autres situations atroces dans le monde, nous échappent…

Rafale lecture !

Enfant, étiez-vous une grande lectrice?

Oui, j’ai lu à la fois toute la littérature française classique qui était obligatoire lors de mes études, et tous les livres que j’ai découverts. Je lis toujours beaucoup.

Qui vous a donné le goût de lire?


 C’est l’école publique française, pas une personne en particulier. À partir de l’âge de six ans je pense… Après j’ai aimé ça alors j’ai continué…

Êtes-vous aujourd’hui une grande lectrice? Que lisez-vous?

Des romans québécois, français, anglais, traduits… des romans surtout mais aussi des essais et beaucoup de magazines de tout genre, féminines, culturels, politiques, des revues aussi, et bien sûr, des journaux tous les jours, je suis journaliste alors c’est aussi mon métier…

Quel mot décrit le mieux votre relation avec les livres?

Vital. Ça m’est vital, je ne pourrais pas vivre sans.

Quel est votre livre préféré?

Ethan Frome
d’Édith Wharton et Crime et Châtiment de Dostoievski.

Quels romans ont marqué votre adolescence?

L’Étranger
d’Albert Camus, et Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durell.

Quel est le livre sur votre table de chevet?

Rien ne s’oppose à la nuit
de Delphine de Vigan.

Dans quel endroit préférez-vous lire?

Dans mon lit. Je ne peux pas dormir si je n’ai pas lu avant…

Si vous étiez un livre, lequel seriez-vous?

Je serais certainement un livre d’aventures, les Mille et Une nuit par exemple, des centaines d’histoires lointaines qui sont toutes imbriquées les unes dans les autres… et puis Shéhérazade est une écrivaine, la plus grande de toutes les conteuses…

Avez-vous une suggestion de lecture pour ceux qui ont aimé Un été d’amour et de cendres?

Ils pourraient lire mon précédent roman pour ados Maître du jeu, qui est aussi une histoire d’amour entre deux jeunes Québécois, Benoît et Cécile qui découvrent la vie à travers une pièce de théâtre à laquelle ils participent…

Merci beaucoup à vous tous et bonne lecture !
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aline apostolska (03.04.12 à 16 h 27)

Hey, quelle subtile lectrice et bonne intervieweuse, Sophie ! Merci et bonne lecture !

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