Billet rédigé par Marie Fradette, spécialiste de la littérature jeunesse
« À cette époque, je venais tout juste de franchir la barre des trente-neuf ans – je n’en menais pas large. Un chagrin d’amour, de vie, de tout, un de ces grands trous qu’on croit à tort définitifs et que la vie réserve. Chaque après-midi, je pédalais jusqu’au mont Royal. Tout en haut, là où la ville ne s’entend plus. Sur un banc, parmi de vieux érables, je ruminais ».
De là, le narrateur fait état de ce qui apparait devant lui, à commencer par ce petit cheval bleu « se riant du monde jusque dans sa gravité ». Là, tout juste de l’autre côté de la marre. Puis un lien étrange et improbable s’établit entre ces deux êtres, toujours séparés par ce plan d’eau. « L’été passait. Nous nous aimions de loin. Sans proximité, c’était tacitement ainsi. » Toutefois, un jour, le cheval ne se montre plus.
Cette histoire onirique, racontée en préface par Jean Fugère, s’offre en fait comme un prélude surréaliste aux tableaux qui ornent l’album. Car les quelques 66 pages qui suivent ce texte mettent en scène des peintures flamboyantes de Stéphane Poulin accompagnées tout au plus d’un titre laissant le lecteur découvrir toute la force de l’image. Les nombreux clins d’œil aux grands peintres ainsi que le regard doux amer sur la société sauront plaire aux adolescents.
Nous connaissons bien le trait atmosphérique de Stéphane Poulin. Que l’on pense Bartleby le scribe, Au pays de la mémoire blanche, album prenant sur la perte d’identité, ou encore au Bateau de fortune, album plus léger sur l’amitié, ces livres grands formats nous transportent littéralement dans l’univers sensible et profond de l’artiste. Ici, il déploie non seulement ce talent qu’on lui connait, mais s’amuse en plus à revoir ces grands peintres qui l’ont inspiré. Par exemple, une baleine à bosse se retrouve dans la vitrine célèbre des Noctambules de Hopper, tableau que Poulin a titré les « Noctambulles ». Plus loin, il revisite le célèbre autoportrait de Van Gogh, dont l’oreille a été remplacée par celle d’un âne. Le tout est sous-titré « Mutilation ». Et, si les appels à l’art sont nombreux, l’auteur et illustrateur offre aussi des jeux de mots savoureux faisant appel au sens critique du lecteur : des « brebis égarées » se retrouvent au cœur d’une église ; une chèvre machouille le drapeau américain tout en haut d’une montagne enneigée alors le tout est sous-titré « Leçon d’humilité ». D’autres peintures, moins critiques, brassent tout autant le lecteur. On pense notamment à « L’angoisse de la page blanche », mettant en scène un pingouin penaud devant son chevalet, ne laissant deviner que son ombre au tableau.
Le trait de Poulin combiné à la préface poétique de Fugère fait de ce bestiaire un sublime chef-d’œuvre à lire, relire, revoir et partager.
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