Entrevue avec Annelise Heurtier

 
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17 juin 2015

J'ai commencé le roman Refuges un peu par hasard, entre une histoire de science-fiction et une dystopie, sans attentes particulières. Et puis j'ai été frappée par la plume d'Annelise Heurtier, mais aussi par le propos de Refuges. En effet, l'auteure raconte l'histoire d'une jeune Italienne qui vit un deuil, mais aussi et surtout la difficile réalité des Érythréens et le parcours de plusieurs jeunes qui décident de tout tenter pour obtenir une vie meilleure. Entrecroisées habilement, ces voix parlent au lecteur et ne peuvent le laisser insensible. Touchée, j'ai eu envie de parler un peu du roman avec l'auteure, question d'en apprendre davantage sur ses motivations. Voici notre entretien !

 

Comment est née cette volonté d’écrire un livre sur les réfugiés clandestins?

Assez simplement ! En 2013, lors de la première grande médiatisation d’un naufrage de migrants en Méditerranée, j’ai été frappée par le traitement très impersonnel réalisé par la majorité des supports journalistiques. Le plus souvent, ces migrants n’étaient évoqués qu’en termes de statistiques, de nombres, comme une masse anonyme, indifférenciée.

J’ai vraiment eu besoin de savoir qui étaient ces gens. Et c’est là que j’ai découvert ce qui se déroulait en Érythrée, véritable « caserne à ciel ouvert » selon la formule de l’anthropologue politique David Bozzini.
J’ai été bouleversée d’apprendre ce qui se passait dans ce pays, dans l’indifférence générale : les camps de travail, la répression, l’absence de liberté de circulation, du choix de l’activité professionnelle, les emprisonnements, les tortures…

Et j’ai eu honte de ne pas savoir, de ne même pas être capable de positionner l’Érythrée sur une carte. Alors je me suis dit que j’allais parler d’eux, en particulier. 

 

Est-ce qu’il y a eu beaucoup de recherches avant d’écrire le livre?

Énormément ! Au départ, comme je l’ai dit, je ne pouvais même pas situer l’Érythrée sur une carte ! Avec le recul, je me dis que ce projet d’écriture était vraiment très ambitieux….voire presque inconscient ! Tant de travail en amont sans aucune garantie que le roman serait publié !

J’ai fait 6 mois de recherches documentaires, d’autant plus nombreuses que j’évoque beaucoup de pays : Lampedusa, l’Érythrée, le Soudan, La Libye… À chaque fois, l’environnement et la culture sont totalement différents, ce qui rend l’écriture de ce genre de roman très difficile (en tous cas lorsque l’on ne peut pas aller sur place !). Je n’ai négligé aucun support d’informations : rapports d’ONG ou d’associations d’aides aux migrants, reportages de journalistes, guides touristiques ( !), vidéos, romans, essais, carnets de voyage, google map, street view…

Pour ce qui est de l’Érythrée, je me suis constitué des petits cahiers correspondant chacun à une thématique (contexte historique et politique – géographie/climat/paysages – vie quotidienne – religions – aspects concrets de la dictature…) que je remplissais au fil de mes lectures. Bien évidemment, j’en ai consacré un, intégralement, au parcours des migrants en lui-même.

En tous cas ce qui est sûr, c’est que je n’aurais jamais pu écrire ce texte il y a 20 ans en arrière, en l’absence d’Internet !

Pourquoi avez-vous choisi d’intercaler les témoignages au fil de l’histoire? Est-ce que l’histoire du deuil que vivent Mila et sa famille faisait partie de votre idée de départ?

Je voulais faire entrer en collision deux mondes qui existent simultanément, mais qui sont terriblement éloignés, au sens propre comme au sens figuré. Cette idée s’est d’ailleurs matérialisée, au fil de mes recherches, par un cliché qui m’a littéralement bouleversée. Sur une des plus belles plages de Lampedusa, un y voit une jeune fille blonde, très belle, en maillot de bain rouge, qui tente de réchauffer un migrant qui vient de débarquer. Comme s’il arrivait tout droit d’un autre monde. Comme si deux univers entraient en collision.
Et effectivement, comment pourraient se comprendre un jeune né sous le régime érythréen actuel, un jeune dont l’avenir est déjà tout tracé par le gouvernement sans qu’il n’ait aucune chance d’embrasser une vie normale, sereine, libre, et un jeune né sous nos latitudes occidentales ?

En même temps, bien sûr, nous n’avons pas à nous sentir coupables d’être nés sous des cieux plus cléments. On ne choisit pas. Et je ne minimise pas non plus les problèmes que nous pouvons avoir. Bien sûr, dans l’absolu et à première vue, il est difficile de les mettre en perspective avec ceux que traversent les populations opprimées, mais ce n’est pas pour autant que nos problèmes sont moins importants. Ils sont différents. Chacun fait avec ce qu’il a, et c’est pourquoi j’ai choisi de mettre en scène une adolescente ayant elle-même un fardeau personnel. Et puis l’idée d’opposer ces migrants aux destinées fracassées et une jeune occidentale rayonnante, sans aucune entaille de vie, me paraissait un peu grossière.

Ce qui compte, à mon avis, et ce, quels que soient les problèmes que nous rencontrons, c’est de ne pas faire semblant, de ne pas fermer les yeux.

Peu à peu, Mila s’ouvre à la fois sur sa propre histoire et sur ce qui l’entoure, quitte à faire voler en éclats ses certitudes, sa manière d’envisager le monde. Mais grandir, c’est un peu cela, aussi, non ? Et il n’y a pas d’âge pour cela.

 

Peut-on parler de tout aux adolescents?

Je pense que oui (ma réponse n’aurait pas été la même si vous m’aviez questionnée à propos des enfants).

Après, tout dépend de la manière dont on le fait. Mais je ne crois pas que ce soit leur rendre service que de tenter de les préserver outre mesure. En tant qu’auteure, je ne suis pas là pour donner des réponses, mais j’espère susciter des questionnements !

 

Sweet Sixteen  aussi parlait d'un thème assez dur, est-ce un besoin pour vous de parler de thèmes qui font réfléchir vos lecteurs?

Disons  plutôt que j’écris sur des thèmes qui entrent dans ma vie en me bousculant, en m’interpellant. C’est peut-être ma manière à moi de me sentir un peu « utile ». Chacun peut s’engager en utilisant ses propres atouts, ses propres outils ! Et chaque pierre apportée à l’édifice compte, même la plus petite.

 

Est-ce que vous avez dû vous censurer vous-même par moment, ne pas aller trop loin?

Non. Je ne crois pas, de toute façon, que je verserai dans des détails plus explicites. Après, je trouve que l’on tombe dans le voyeurisme, dans une sorte de sensationnalisme qui veut se faire passer pour de l’information, mais qui n’est qu’un prétexte pour attirer le lecteur. Ce n’est pas ce que je recherche, que ce soit dans ce que j’écris ou dans ce que je lis !

 

Qu’aimeriez-vous que ce soit l’impact de ce roman?

J’aimerais qu’il permette de considérer d’un autre œil ces migrants. Que l’on comprenne pourquoi ils fuient leur pays, et ce qu’ils cherchent, ou plutôt ce qu’ils ne cherchent pas, en gagnant l’Europe.

 

Quelles sont les lectures qui vous allument à votre tour?

Celles qui me surprennent, soit par l’intrigue, soit par leur qualité stylistique. Je suis très sensible à l’écriture, et lorsque je trouve que le texte est trop mal écrit, je n’arrive plus à me consacrer sur l’histoire !  

 

Alors, tenterez-vous Refuges? 

Vous avez trouvé une faute ? Oui, j'en laisse parfois passer. N'hésitez pas à me la signaler à sophiefaitparfoisdesfautes@sophielit.ca et je la corrigerai ! Merci et bonne lecture ! :-)
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