Comment créer des lecteur.rices pour la vie ? Voilà la question qui devrait nourrir nos intentions pédagogiques quand il est question de lecture.
Ça veut dire outiller les élèves : développer leurs habiletés et leur vocabulaire, leur offrir un éventail de stratégies pour aborder des textes plus difficiles, ouvrir leurs horizons, les faire réfléchir à la structure et au fond des textes. Cela veut aussi dire les aider à développer des habitudes de lecteur.rices qui vont faire qu’ils et elles liront encore APRÈS l’école. Sans obligation. Et pour y arriver, j’ai l’impression qu’il faut passer nos pratiques à travers le tamis « de la vraie vie ».
La classe n’est pas complètement déconnectée de la vraie vie, mais si notre approche de la lecture est trop éloignée du réel, de ce qui se déroule dans la tête, dans la bibliothèque, dans la maison des élèves, alors ce qu’on tente de transmettre ne va pas non plus traverser les murs. Ça va y rester enfermé. Et ce sera oublié à la fin du cursus scolaire. Dans une optique de leur enseigner des compétences, mais aussi des habitudes durables, il peut être intéressant de voir comment le filtre de la vraie vie peut nous aider.
L’enjeu principal de cette étape est bien sûr le choix du livre (dont j’ai déjà parlé ici). Dans un cadre scolaire, avec une volonté de créer une culture littéraire commune et de pouvoir analyser une œuvre en groupe pour confronter les regards divers et comparer les points de vue, la lecture obligatoire est tentante. Idéalement toutefois, il faut que les élèves désirent lire le livre avant de le commencer. C’est le premier filtre de la vraie vie : pour quelle raison lisez-vous un livre si vous n’y êtes pas obligé.es ? Parce que vous en avez envie.
Il est donc nécessaire de susciter l’envie, même et surtout si c’est pour une œuvre que toutes et tous devront ensuite lire. Remettez en question vos choix : qu’est-ce qui fait que cette œuvre doit être au programme ? Quelles sont ses qualités ? Quel lien peut-on faire entre le livre et les élèves ? Entre les créateur.rices du livre et les élèves ? Leur culture générale ? Leurs intérêts ? Ce qui les allume en ce moment ? On garde parfois des œuvres au programme parce que c’est plus simple, parce qu’on les connait bien, qu’on les aime. Mais si elles ne réussissent plus à aller chercher l’adhésion de plusieurs élèves (pas l’ensemble, mais plusieurs), il est peut-être temps de voir ce qu’on peut changer.
Pensez ensuite à comment vous pouvez susciter l’intérêt en amont, avant de distribuer les copies du livre. Comment créer une accroche. Pouvez-vous le faire en parlant tout simplement du livre ? En discutant des critiques publiées à son propos ou en partageant votre avis personnel ? Y a-t-il des avis sur Instagram ou sur Tiktok concernant ce livre à diffuser en classe ? Est-ce que vous pourriez lire un album sur le même thème pour introduire le livre ? Pensez-vous lire le premier chapitre à voix haute pour donner envie de lire la suite ? Ou encore pourriez-vous créer une prolepse en lisant plutôt un passage du livre qui est vraiment accrocheur pour que les élèves aient envie de voir ce qui les conduira à ce moment précis ?
Cette étape peut sembler chronophage alors qu’on court déjà après notre temps, mais c’est un investissement. Si on parvient à rallier la majorité à sa cause, soit à l’envie de lire cette œuvre particulière, la suite sera plus facile : vos complices instaureront un climat positif; les plus réfractaires se retrouvent en minorité. Et ça, c’est la clé, puisque ces derniers et dernières sont alors plus susceptibles de basculer du « bon côté » de la force.
Le pendant est forcément lié à l’après parce qu’il dépendra de ce qu’on demande à nos élèves de faire. L’habituel travail associé. Néanmoins, certain.es enseignant.es insistent pour une prise de notes durant la lecture, ce qui n’est pas naturel pour certain.es et peu optimal pour l’ensemble. De fait, les perfectionnistes risquent de se noyer dans leur désir de bien faire alors que les élèves en difficulté, avec des enjeux les plaçant à la base en surcharge cognitive ou pas loin de lors de la lecture, pourraient décrocher complètement.
Le défi est double. Comment trouver une façon de ne pas interrompre la lecture tout en se donnant des indices pour revenir à la fin de la séance vers des éléments qui surprennent ou encore requièrent plus d’attention pour la suite ? Plier une page (oui, je sais, sacrilège), point d’interrogation au crayon mine dans la marge, post-it flèche vis-à-vis la phrase, autant d’indices qui permettent de revenir ensuite au passage en question et de l’observer de nouveau, qui sait à la lumière des indices découverts plus loin.
La discussion en cours de lecture est aussi une bonne façon de faire évoluer notre pensée sur un livre. Que se passe-t-il ? A-t-on tout compris ? Y a-t-il des questions en suspens ? Peut-on prédire la suite ? On utilise souvent les cercles de lecture au secondaire, mais le dispositif peut être assez lourd pour certain.es. L’idée du « partenaire de lecture », un.e voisin.e avec qui changer deux ou trois minutes à la fin d’une période de lecture peut remplir un objectif similaire tout en allégeant la préparation. Il suffit en fait d’avoir quelqu’un avec qui discuter.
De la même façon, notre évaluation de la lecture peut passer par la discussion en cours de lecture. Soyons des entraineur.euses, pas des arbitres. Après tout le but est d’aider nos élèves à gagner en habiletés, non ? En se contentant de noter à la fin, on ne fait qu’évaluer les stratégies déjà présentes, on pose un jugement. C’est le but d’une évaluation sommative, bien sûr, mais ces évaluations ne sont pas celles qui ont lieu toute l’année. En outre, se limiter à ce genre d’évaluation empêche l’élève de croire qu’il progresse.
Si on discute avec nos élèves en cours de lecture, on leur permet d’utiliser la métacognition pour développer de nouvelles habiletés. On peut aussi repérer plus facilement les élèves qui ne lisent pas (parce que ne soyons pas naïf.ves, ça arrive) ou celles et ceux qui éprouvent des difficultés de compréhension telles qu’ils nécessiteraient une aide plus importante en cours de route.
Mon accroche pour le visuel de ce texte est un peu trompeuse : les profs sont de plus en plus nombreux.ses à proposer des alternatives aux éternels questionnaires. Toutefois, on oublie parfois que les projets qui les remplacent ne passent pas non plus le test du « filtre de la vraie vie ».
Prenons un exemple souvent apparu sur mon fil Instagram cette année : une maquette représentant une scène dans une boite à chaussures. C’est visuellement attrayant, c’est créatif, ça demande aux élèves de choisir une scène, d’inventer un décor, de se mettre en action autour du livre. Et ça plait énormément aux plus créatif.ves, qui ont l’impression de pouvoir utiliser leurs habiletés autour d’une œuvre, de prendre part à l’action. Par ailleurs, ça nous donne la satisfaction, en tant que prof, d’éviter les écueils d’un examen « avec de bonnes réponses ».
Toutefois, on peut se questionner :
- Qui ferait ce genre de projet spontanément ?
- Qu’est-ce que ça apporte comme compréhension supplémentaire du texte ?
- Est-ce que ça vise le « macro » (l’histoire entière, l’évolution des personnages) ou le « micro » (un élément précis du récit, les détails) ?
- Est-ce que ça permet aux pairs de vraiment s’intéresser aux univers des autres ?
Ce n’est pas que ces projets sont complètement inintéressants. Toutefois, si on veut se rapprocher d’une logique de « la vraie vie » et utiliser le temps des élèves comme le nôtre en en tirant le meilleur, il peut être bon de chercher un autre angle (ou encore s’allier à la ou au prof d’arts pour gérer cet aspect du projet postlecture).
Encore une fois, le plus naturel pour les élèves reste la discussion. Raconter l’intrigue, déchiffrer les passages difficiles, parler de son ressenti, coter la lecture, relever les points forts, les points faibles, ce qui pourrait être modifié. Des cartes peuvent être utilisées pour guider la discussion (ça fera d’ailleurs l’objet d’un prochain article), mais plus les élèves échangeront et meilleur.es ils et elles deviendront. On fait par ailleurs d’une pierre deux coups puisqu'on crée une situation de communication authentique qui nous permet d’observer, voire de mieux évaluer la compétence à s’exprimer oralement dans une situation qui se rapproche aussi davantage de la vraie vie qu’avec un exposé oral traditionnel. (Autre possibilité : essayez l’oral version « live Twitch », une autre facette de leur réalité qui peut être vraiment amusante à recréer).
Discuter de lecture est aussi LA technique la plus efficace pour susciter d’autres envies littéraires, pour échanger, pour créer un climat dans lequel les élèves connaissent les gouts des un.es et des autres, peuvent se rapprocher par genres ou thèmes, peuvent évoluer ensemble tout au long de l’année.
Par ailleurs, la discussion n’est pas obligée de rester en classe, elle peut être alimentée sur les réseaux sociaux et les sites comme Babelio ou Goodreads. Les grand.es lecteur.rices s’y retrouvent en masse et adorent y donner leur avis tout comme y faire de nouvelles découvertes. N’est-ce pas là une idée qui pourrait avoir du sens ?
Bref, j’avais envie de commencer 2023 en amorçant cette réflexion avec vous, de lancer la discussion. Aucune obligation ici, les enseignant.es ont aussi une « vraie vie » qui est importante et le but n’est pas ici de tout chambouler. Mais qui sait, une idée parmi celles-ci vous interpelle peut-être plus qu’une autre et pourrait vous amener à cheminer de votre côté ! Qu’en pensez-vous ?
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Tout me parle :-) Je me forme actuellement pour devenir professeure de français en Belgique. C'est dans ce cadre que j'ai découvert votre travail; j'adore votre approche qui correspond, d'une part, à ce qui nous est enseigné et, d'autre part, à mon avis personnel: ancrons nos pratiques dans la vie socio-culturelle de nos élèves!!! Merci pour cet article inspirant et bonne année 2023!!! :-)